06/04/2016

Deux idées du bonheur



Qui ne connaît pas le merveilleux Luis Sepúlveda ? Ecrivain chilien dont j'adore la poésie, l'humour et la douceur depuis "Le Vieux qui lisait des romans d'amour", ou "Histoire d'une mouette et du chat qui lui apprit à voler" et "Les Roses d'Atacama".

Et Carlo Petrini, vous le connaissez ? C'est le fondateur de Slow Food ! Plus personne n'ignore ce qu'est Slow Food, ce mouvement parti d'Italie qui est devenu mondial en trois décennies.

Quand les éditions Métailié m'ont proposé de m'envoyer un ouvrage rédigé à quatre mains par Sepúlveda et Petrini, j'ai immédiatement accepté. Dès réception, je l'ai lu, d'une traite, avec un très grand plaisir.

Deux idées du bonheur commence par un dialogue entre Luis et Carlo. Je les appelle par leurs prénoms car on a l'impression de faire partie de cette conversation entre eux. J'imaginais une table avec des rebuts de repas, des tasses de café, et moi, qui les écoute, pendant des heures (enfin, en l'occurence une trop courte quarantaine de pages). Cette impression dure pendant toute la lecture du livre. La deuxième partie, Sept idées de futur et le récit d'une île heureuse est écrite par Luis Sepúlveda, la troisième, Sept idées de futur par Carlo Petrini.

Qu'on ces hommes en commun qui rend cette conversation si passionnante ? La sagesse de prendre le temps, l'amour de cette planète qu'ils s'efforcent de comprendre, d'expliquer et de protéger, une passion pour les luttes indigènes, une grande élégance intellectuelle... et la gourmandise du bon produit.

Je n'ai pas envie de vous en dire beaucoup plus, tant il est doux de suivre le fil de leur conversation. Mais voici quelques extraits choisis, gastronomiques, pour vous mettre l'eau à l'esprit  :

Carlo Petrini : "La gastronomie est bien autre chose, c'est une science complexe, interdisciplinaire. Comme l'écrivait Brillat-Savarin dans Physiologie du goût, en 1825, 'La gastronomie est la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l'homme en tant qu'il se nourrit. [...] Le sujet matériel de la gastronomie est tout ce qui peut être mangé ; sa fin directe, la conservation des individus ; ses moyens d'exécution, l'agriculture qui produit, le commerce qui échange, l'industrie qui prépare et l'expérience qui invente les manières d'employer au mieux chaque chose.' A travers l'alimentation, on peut tout faire, on peut faire de la politique, de l'économie, de la sociologie. On a tort de penser seulement à la débauche de ceux qui peuvent manger beaucoup et bien. Parce que le plus grand patrimoine de la gastronomie, par exemple, ce sont les femmes qui l'ont accumulé en inventant des plats très humbles qui ont rassasié l'humanité, des plats faits avec le peu dont elles disposaient, mais si goûteux et nourrissants qu'ils sont entrés dans l'histoire et les traditions des peuples. Ce ne sont pas les plats inventés par les chefs ; eux ils viennent après, c'est autre chose, ils ont certainement leur part dans l'histoire de la gastronomie, mais elle est moins grande que cet incroyable patrimoine culturel qui nous a été offert par les plus humbles, femmes et hommes. La grande gastronomie naît dans les maisons paysannes, dans l'économie rurale qui n'avait rien mais réussissait à créer des plats extraordinaires. C'est cela qu'il faut comprendre pour saisir quel pouvoir elle peut avoir, autrement nous finirons tous abrutis autour de la cuisine-spectacle à la télé qui fait un malheur sous toutes les latitudes : lacunaire, souvent ignorante, devenue insupportable. La gastronomie c'est autre chose, c'est une science noble dans toutes ses composantes, qui sont si nombreuses et concernent tous les niveaux de la société."

Luis Sepúlveda : "A table, nous nous sommes mis à discuter des raisons de cette passion pour la nourriture, avec tout ce que cela signifie : la préparation, la cérémonie, l'amour qu'on donne au moment de tourner une fois, deux fois la viande. Nous nous sommes demandé pourquoi nous [les Chiliens] sommes si différents des Argentins qui, eux, mettent en commun leurs connaissances culinaires. Quand on fait la fête en Argentine, celui qui cuisine appelle toujours ses amis, qui se rassemblent autour du gril et ainsi apprennent. Mais au Chili nous la préparions comme si nous conservions jalousement Dieu sait quel secret, avec une sorte d'hédonisme privé qui est totalement spécifique à notre pays. Mon ami soutenait que c'était à cause de la grande différence entre le sens de la vie et de la sociabilité des Argentins et celui des Chiliens : 'C'est une société dont l'origine européenne est plus manifeste. Ils ont une grande tendance à partager ce qu'ils font', disait-il. Peut-être est-ce vrai. Eux, ils partagent l'apprentissage, nous par exemple nous ne partageons que la souffrance. Quand un Argentin est abandonné par sa fiancée ou sa femme, qu'est ce qu'il fait ? Il va voir un psychanalyste, se soumet à deux ou trois mois de séances et dit à tous ses amis qu'il est en analyse et que ça lui fait du bien. Au bout de ces trois-quatre mois, le psy le convainc que sa fiancée, ou sa femme, n'est coupable en rien et que c'est la faute de son père. Ça finit toujours par ça, la culpabilité du père. Et l'Argentine partage cette découverte avec ses amis, dans une certaine tristesse, en disant : 'Tu te rends compte de ce qu'il m'a fait, le vieux.' Quand un Chilien est abandonné par sa fiancée ou sa femme, il ne va pas chez le psychanalyste. Il va chez son boucher, il prend quatre kilos d'un certain type de viande, quatre kilos d'un autre, prépare tout suivant sa recette personnelle, intime et secrète, et invite tous ses amis pour leur dire : 'Vous savez que ma fiancée m'a quitté ?', et tous ses amis lui rétorquent : 'Oui, oui, les cornes te vont bien', et ils rient. Toute la nuit et tout le jour suivant, ils boivent, rient et mangent, et au bout de deux jours, la douleur a diminué. Le baume curatif est dans le fait que la douleur est transformée, par la personne qui l'éprouve, en une action hédoniste, à savoir la préparation de la viande suivant sa propre recette, qui, étant si personnelle, requiert toute sa sensibilité. Un des cas, et non le seul, où le salut arrive avec un bon repas."


Carlo Petrini : "Sur un continent [l'Amérique Latine] déchiré par des contradictions énormes, et où la malnutrition est encore bien présente, quand ce n'est pas la faim, l'émergence d'une classe de cuisinier de haut niveau - et dotés d'une sensibilité, par rapport à la biodiversité et aux producteurs paysans très semblable à celle des gens de Slow Food et de Terra Madre - a ouvert la voie à un puissant mouvement qui est en train de changer concrètement la vie des gens. Enrique Olvera au Mexique, Gastón Acurio et Virgilio Martínez au Pérou, Alex Atala et Roberta Sudbrack au Brésil ne sont que quelques-uns des noms à l'avant-garde d'un phénomène qui croît de jour en jour, étendant ses effets bien au-delà des seuls restaurants, qui d'ailleurs sont coûteux et accessibles seulement à une petite partie de la population. Parce que la question n'est pas de qui peut se permettre de consommer un repas à la table des chefs aujourd'hui honorés : la  nouveauté révolutionnaire est que ces hommes et ces femmes ont tissé un réseau serré de rapport, une alliance inoxydable avec les paysans, les pêcheurs et les producteurs de leurs pays ; ils ont réhabilité des produits traditionnels que tout le monde avait oubliés et les ont employés dans la haute cuisine ; ils ont commencé à bien payer les producteurs, dont beaucoup d'agriculteurs familiaux, à les mettre en avant et à l'honneur. Ils ont reconstruits les bases d'une tradition locale, régionale ou nationale, dans un contexte dans lequel on peut se retrouver à l'aise par rapport à l'art culinaire et laisser le champ libre à la créativité et à l'entreprise. L'énorme succès que les chefs rencontrent au niveau international a un impact sur les paysans qui les fournissent en produits de l'Amazonie, de la Mata Atlantica, du Cerrado, des Andes, et offre à tous un motif d'orgueil en plus d'un nouveau statut économique. Mais surtout, le mouvement s'est diffusé à un niveau encore plus bas et capillaire. Dans les favelas et dans les zones les plus pauvres de la ville, par exemple, se multiplient les écoles de cuisine, les projets d'agriculture urbaine, les initiatives locales liées à l'alimentation. Naturellement, les cuisiniers que j'ai cités précédemment on été les chefs de file d'un changement dans la pratique de l'éducation alimentaire qui touche maintenant beaucoup de monde, parmi les classes populaires comme parmi les classes supérieures. Des écoles pour jeunes, des petits projets entrepreneuriaux de cuisine, de production, de catering naissent... Le tout sous le signe du développement durable, de la qualité et de la motivation sociale, qui cherche à offrir des occasion de s'en sortir."


J'ai terminé la 140e page de ma lecture avec nostalgie, ou saudade pour rester dans la thématique latino, j'aurais volontiers écouté Carlo et Luis parler pendant quelques heures de plus, de gastronomie, de philosophie, de politique, mais surtout de leur confiance dans l'humanité sur sa faculté à se réinventer et à s'améliorer sans cesse.

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